Responsabiliser les gestionnaires publics pour moderniser la fonction financière
Chez les opérateurs de l’Etat
A chaque programme gouvernemental, son axe de communication relative à la nécessaire réforme de l’Etat. Pour Action publique 2022, le maître mot est la “modernisation” et l’un de ses leviers la “responsabilisation”, une notion explorée par Jean Bassères dans un rapport sobrement nommé “Responsabilisation des gestionnaires publics” remis au gouvernement en juillet 2020.
La réflexion qui y est développée par le directeur général du Pôle Emploi2 est la poursuite de la responsabilisation de ses acteurs par le renforcement de leurs marges de manœuvre et leur sécurisation financière.
Vingt ans après l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), dont la finalité était la modernisation de la gestion publique, l’Etat et ses opérateurs ont un virage à ne pas louper.
Les limites du système actuel ne sont plus à démontrer et des leviers, éprouvés ou expérimentaux, existent et méritent d’être mobilisés. Ils permettent des évolutions concrètes tant à un niveau individuel – celui des agents publics – qu’au niveau collectif des organisations.
Par Clémence Monvoisin, Consultante auprès du secteur public, experte des organisations financières.
Abolir l’ancien régime de la responsabilité individuelle et punitive
En pole position des archaïsmes ciblés par les auteurs du rapport Bassères : la responsabilité personnelle et pécuniaire (RPP), ce principe qui fait du comptable public le seul fonctionnaire responsable sur ses propres deniers des erreurs commises dans l’exercice de sa mission, par lui-même ou l’équipe qui lui est confiée. Les critiques envers la RPP sont largement connues : lourdeur de la procédure et faible impact réel notamment en raison du jeu des remises gracieuses. Le rapport Bassères va plus loin, avançant que ce dispositif « nuit à la performance des réseaux comptables »3 : en effet, la crainte de la mise en jeu de leur responsabilité amène les comptables à multiplier les actes de poursuites mineures au lieu de se concentrer sur les actions qui comportent des enjeux importants.
Les leviers de la RPP sont similaires à toutes les mesures d’incitation – augmentations, parts variables… – ou de dissuasion – clauses contractuelles de loyauté, non concurrence… – à l’œuvre dans les organisations en vue d’atteindre des objectifs ou de se prémunir de risques. Elles font peser individuellement sur les agents la responsabilité totale des conséquences de leurs décisions et actions, sans mise en perspective systémique.
Responsabiliser les agents en individualisant leurs objectifs semble, pour toute structure, publique ou privée, une stratégie peu vectrice de motivation et mobilisation sur la durée. A plus forte raison pour les organismes publics, dont la mission est par essence tournée vers le bien commun. Or le facteur humain est à la performance des organisations ce que le carburant est au moteur et la résilience ne peut se développer si certains de ses acteurs, ciblés, menacent d’être particulièrement mis en cause, en danger.
L’allègement considérable de la RPP n’est qu’un exemple parmi l’arsenal de mesures à prendre pour répondre aux enjeux d’efficacité et de rapidité que le programme gouvernemental Action Publique 2022. La modernisation de la chaîne financière, en vue d’améliorer le service rendu aux usagers, va nécessiter de casser les silos, d’ajouter une dose d’autodétermination et d’infuser de l’agilité dans les rouages.
“La confiance n’exclut pas le contrôle” : responsabiliser par les objectifs
Pour adresser ces défis organisationnels, la créativité des ministères financiers a déjà permis d’offrir aux opérateurs de l’Etat différents modèles organisationnels, qu’il est de leur responsabilité de tester en vue de retenir les mieux adaptés à leurs enjeux.
Services facturiers sous responsabilité du comptable, centres de services partagés chez l’ordonnateur, et autres expérimentations organisationnelles (groupement comptables, service de recouvrement de recettes), les gestionnaires publics peuvent adapter le cadre procédural à leurs situations propres de multiples manières.
Mais c’est un changement de culture plus profond que le rapport Bassères annonce lorsqu’il incite à “responsabiliser davantage les gestionnaires en les plaçant dans un cadre de gestion pluriannuel et en leur laissant plus de leviers d’action”4 : il intime de passer de la logique de la punition à celle de la reddition de comptes, d’un mode de gestion préventif et prudentiel à une approche prospective. A cette fin, les contrats d’objectifs et de performance ou COP, introduits par la LOLF5 et en vigueur depuis déjà vingt ans, constituent, dans les termes de la Direction du Budget de Bercy “un mode efficace de pilotage d’une politique publique”6. Ayant pour objet de formaliser les relations entre deux entités – le ministère de tutelle financeur via la subvention pour charge de service public et l’opérateur – l’exercice de leur rédaction, négociation et contractualisation consiste à créer de la visibilité à moyen terme sur les enjeux stratégiques de l’activité et du développement de l’organisme. Leur intérêt réside précisément dans leur cadre pluriannuel, censé offrir les marges de manœuvre pour mesurer l’efficience d’une décision et éventuellement ajuster une stratégie opérationnelle.
A l’échelle individuelle, celle des agents publics, il s’agit plutôt d’évaluer où placer le curseur de la responsabilisation. Plusieurs paramètres sont à prendre en compte. D’abord le cadre général d’évaluation du risque, axe de la démarche de contrôle interne, qui permet de déterminer le bon niveau des contrôles opérés sur la chaîne financière, et donc la typologie et le rythme des actions effectuées par les agents.
Ensuite, la maturité des agents de la chaîne financière à évoluer vers un mode d’organisation plus responsabilisant. Si le rapport Bassères appelle de ses voeux l’allègement des contrôles amont, il concède que cela ne peut se faire que lorsque la professionnalisation des fonctions financières est suffisante, et que les acteurs de la chaîne financière ont développé “la capacité […] à vérifier la soutenabilité et les impacts pluriannuels des choix d’aujourd’hui”7.
Enfin, il faut être en mesure d’accepter qu’une organisation est un ensemble vivant, en constante évolution et que la remise en cause d’un modèle n’est pas la remise en cause de ses parties élémentaires – les gestionnaires publics. La responsabilité s’exprime ici davantage en termes managériaux, à des fins de conservation de l’unité collective même par des temps incertains.
A l’annonce de toute transformation radicale, la réaction première – et organique – semble le repli sur les aspects les plus structurants du système de valeurs qui menace de changer. C’est ainsi qu’à la transmission du rapport Bassères à la Cour des comptes, avant de se prononcer sur son contenu et ses préconisations, les éminents sages de l’institution se sont empressés de rappeler les trois grands principes qui doivent encadrer le maniement de l’argent public8 : d’abord celui du principe de redevabilité, qui dresse le lien direct entre les décisions du gestionnaire public et leurs conséquences ; ensuite, celui de la séparation des ordonnateurs et des comptables pour assurer la sécurité de l’organisation maniant des fonds publics; enfin, celui d’une responsabilité financière clairement identifiée et accrue, qui doit permettre au gestionnaire d’agir sans entrave inutile, avec la contrepartie, d’en rendre compte.
Ce faisant, ils ont communiqué leur grille de lecture, nous permettant individuellement de juger de l’appétence enthousiaste ou prudente à faire évoluer les systèmes. Mais leurs recommandations sont encore attendues.
1 Rapport Bassères : https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=21DE430C-78CD-4212-8D2D-3B8B950F2AD4&filename=484%20-%20Responsabilisation%20des%20gestionnaires%20publics_rapport%20et%20annexes.pdf
2 En plus de sa fonction de directeur général du Pôle Emploi, Jean Bassères a récemment été nommé responsable de la mission de préfiguration de l’Institut national du service public (INSP), qui devra remplacer l’ENA.
3 Extrait du rapport Bassères
4 Extrait du rapport Bassères
5 La loi organique relative aux lois de finances https://www.budget.gouv.fr/reperes/finances-publiques/articles/la-loi-organique-relative-aux-lois-de-finances-lolf
6 Direction du Budget https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/performance-gestion-publiques/controle-gestion/approfondir/centre-ressources-interministeriel-controle-gestion-cri-cg/performance-controle-gestion/objectifs-indicateurs#.YNdwCRMzZpQ
7 Extrait du rapport Bassères
8 https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/responsabilite-des-gestionnaires-publics-la-cour-rappelle-trois-grands-principes